lundi 25 mai 2009

Georges Leroux – le pluraliste jacobin (1 sur 2)

Si M. Jacques Pettigrew avait visiblement comme mission d’aseptiser le cours ECR lors du procès de Drummondville, le rôle dévolu à Georges Leroux était de montrer que les motifs invoqués par les parents ne tenaient pas la route..

Nous ne sommes pas sûrs qu’il ait réussi, même si ce professeur retraité de philosophie dégage une très grande assurance et qu’il ait pu parler en dernier sur les griefs concernant le cours et ainsi donner l’impression d’avoir une réponse concluante sur les différents sujets.

Georges Leroux aime à discuter de choses philosophiques, lors des suspensions de séance on le voyait aborder des membres du public pour leur demander ce qu’ils pensaient du procès, du pluralisme, quel organisme ils représentaient. Ce professeur de philosophie possède un bagou certain : la greffière qui se trouvait assise devant lui était suspendue à ses paroles, captivées par l’éloquence d’un grand sexagénaire chenu et débonnaire. Il est vrai que cela change des disputes conjugales un peu mesquines auxquelles les tribunaux québécois passent désormais une bonne partie de leur temps.

Georges Leroux est un professeur retraité de l’UQAM, spécialiste en philosophie grecque. Il a fait partie d’un groupe de 15 experts qui conseillait les concepteurs du cours ECR. M. Leroux a publié un livre apologétique en faveur du cours d’éthique et de culture religieuse et donné plusieurs conférences défendant son imposition. Il a aussi fait partie du groupe de conseillers de la Commission Bouchard-Taylor.

Nous présentons d’abord ci-dessous le contre-interrogatoire du professeur Leroux par Me Jean-Yves Côté avocat des parents qui cherchent à faire exempter leur enfant du cours gouvernemental d’éthique et de culture religieuse.

C’est le seul contre-interrogatoire de Me Côté, d’abord hésitant, haletant légèrement. Il prendra petit à petit confiance et sa voix prendra plus d’autorité.

Les passages transcrits du témoignage de M. Georges Leroix sont légèrement en retrait et bordés à gauche d’un mince filet noir.

La prétendue priorité au christianisme

Mercredi 13 mai, 17 h 32
Me Côté – Vous avez évoqué la priorité [dans le programme ECR] donnée aux religions monothéistes, dont le christianisme…

M. Leroux – Je vous corrige tout de suite, parce que c’est ça l’enjeu que j’ai essayé d’expliquer à M. le juge. Si on avait dit « aux religions monothéistes», mon souhait aurait été satisfait parce que l’islam prétend accomplir le monothéiste, mais bon… On n’y est pas parvenu, alors la priorité c’est au christianisme et au judaïsme.

Me Côté – … et je comprends que dans l’ordre de la conception du programme, c’était une préoccupation qui vous animait.

M. Leroux – Ah, complètement.

Me Côté – Parfait.

[…]
Les noms du divin : où est Jésus, le Christ ?
17 h 33

Me Côté – Je vous réfère au programme du primaire (P-19), à la page 328. Je vais laisser le temps à M. le juge et à mes collègues de s’y rendre.

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Dans la case, le carré vert, le premier en haut à gauche…

M. Leroux – Les noms du divin.

Me Côté – … des paroles et des écrits. Le carré gris commence par « Les noms du divin ». Pourriez-vous…

M. Leroux – Commenter ?

Me Côté – …non, pas vraiment. C’est un contre-interrogatoire. Est-ce que le nom de Jésus s’y trouve ?

M. Leroux – Il ne s’y trouve pas en tant que tel…

Me Côté – Est-ce que le nom de Christ s’y trouve ?

Me Boucher – Excusez-moi, M. le juge.

Me Côté – Ça se répond par oui ou par non.

M. Leroux – Non, non, il n’y est pas.

Me Côté – Parfait. Reconnaissez-vous que, pour les chrétiens, le Christ a la nature divine ?

M. Leroux – Oui. Nous avons… Seigneur qui est la traduction française on pourrait dire, mais on ne va pas entrer là-dedans.

[Heureusement, car 1) Seigneur est passe-partout et s’applique aussi, par exemple, au Dieu de l’Ancien Testament 2) Christ ne veut pas dire Seigneur, mais Oint ou Messie, quant à Jésus c’est un prénom juif qui signifie « Dieu sauve »].
Me Côté – Je comprends aussi que vous aviez évoqué cette priorité donnée au christianisme, mais bon votre rapport ayant été au niveau conceptuel, vous n’avez pas pu examiner si cette noble intention avait été concrétisée.

M. Leroux – Ce sont des exemples.
[Les choses pourraient donc être pires dans les manuels et en classe ?]
Me Côté – Oui.

M. Leroux – Et donc, il s’agit de donner en gros, un exemple par tradition.
[Donc égalité ou prédominance du christianisme ?]
Il n’y a pas dans le passage que vous me soumettez, un souci d’exhaustivité théologique. Cela va de soi.
[Exact, on ne mentionne pas plus l’Esprit-Saint…]

Très forte présence des spiritualités autochtones
Me Côté – D’accord. Dans le manuel Près de moi qui a été produit sous la cote P-22, cette priorité au christianisme – c’est peut-être une question injuste car vous nous avez dit d’une façon fort honnête que vous ne vous étiez pas penché sur les manuels –

M. Leroux – Je ne le connais pas.

Me Côté – néanmoins ce manuel a une importance particulière pour le litige là …

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Si je vous disais que, pour les diverses religions, il y a 13 pages consacrées au christianisme, 4 ou 5 pages au judaïsme, 3 pages à l’islam et 10 pages aux spiritualités autochtones. Donc le rapport 10 pages spiritualités autochtones et 13 pages au christianisme, est-ce que cela traduit l’intention des concepteurs du programme, est-ce que c’est conforme à l’intention des concepteurs…

Me Jacob – Je vais m’objecter à la question, M. le juge, parce que le témoin a commencé par dire qu’il ne connaît pas ce document…

[Objection rejetée, M. Leroux comme philosophe et comme personne ayant participé à la conception du programme peut facilement répondre.]

M. Leroux – Votre question est très claire. Si je devais apprécier le rapport du volume des pages, il faudrait pour cela évidemment que je regarde ce qu’il y a dans ces pages. Et voici la raison pourquoi je vous dis cela, j’ai une hypothèse sur ce que vous venez de dire : il se trouve qu’à notre époque il y a un croisement très important entre les spiritualités amérindiennes et l’éthique environnementale et, en général, le respect de la nature. Et je fais l’hypothèse, sans avoir examiné ce manuel, mais si vous le souhaitez je pourrais le faire, je fais l’hypothèse que le volume en apparence inflationniste de pages consacrées – parce que la page qui m’est donnée ici c’est « la nature à notre service » et ainsi de suite – que vous me donnez, si j’ai bien compris, comme un exemple de spiritualité amérindienne ?
[En partie vrai, mais il y a aussi deux récits de naissance autochtones sur 5 récits de naissance, par croisement avec l'éthique écologiste ?]
Me Côté – Oui.

Le juge Dubois – À quelle page ?

M. Leroux – Je suis à la page 62, 63. Alors « les autochtones remercient l’esprit des plantes » et ainsi de suite. Alors, on a là le symptôme, ou enfin le signe plus exactement, on a là le symptôme de ce qui se passe actuellement, de ce croisement. Je fais l’hypothèse que c’est ce qui se passe à d’autres pages de ce manuel. Mais sur ces pages-là, c’est évident.

Me Côté – Diriez-vous…

M. Leroux – Est-ce que vous me comprenez ?

Me Côté – Oui, tout à fait. Diriez-vous que c’est une deuxième vie pour le bon sauvage de Rousseau ?

M. Leroux – Une deuxième vie ?

Me Côté – Oui, il y avait cette notion des Européens du XVIIIe siècle qui idéalisaient l’Amérindien? Est-ce qu’on revient vers cela sur un plan philosophique ?

M. Leroux – Hmm. Ça exigerait un long développement, mais je refuserais de dire que c’est une deuxième vie. Lorsque vous avez cité Rousseau et l’idéal du bon sauvage. L’idéal du bon sauvage est ce dont nous voulons nous défaire. Nous voulons nous défaire du stéréotype de l’Amérindien idéalisé que nous avons par ailleurs exclu de nos sociétés. Donc, nous voulons le rencontrer dans sa vérité. Dans ce qu’il a cru véritablement et non pas dans ce que Rousseau a prétendu qu’il croyait. C’est-à-dire, vous savez la dispute de Rousseau où l’on voit ces enfants…Vous connaissez tous ces textes-là. Alors, c’est sûr que, par ailleurs, la spiritualité amérindienne revient, fait retour de façon très importante dans l’éthique écologique.
[« Ce qu’il a cru vraiment »… Il n'est justement pas évident que cette « utopie dans le tipi » omniprésente dans les manuels représente la réalité, pas plus que l'autochtone du XVIIIe siècle ait été un « écologiste » comme nous l'imaginons au XXIe siècle ; en tout cas nous avons des témoignages qui tendraient à démontrer le contraire. Mais ils sont occultés dans les livres d'enseignement où l'image de l'autochtone est irréprochable selon notre morale politiquement correcte d'aujourd'hui.]
Me Côté – Diriez-vous que les spiritualités autochtones qui occupent une place beaucoup plus grande dans les manuels d’ECR que la proportion des gens qui professe ces spiritualités – selon les rapports de Statistiques Canada c’est 0,01 % au Québec des gens qui se réclament des traditions autochtones – est-ce qu’il y a une instrumentalisation des spiritualités autochtones mises au service d’une nouvelle idéologie écologiste ?
Nostra culpa, nostra maxima culpa : juifs et indiens que nous avons tous tués
M. Leroux – Je refuserais absolument le recours à un argument comme celui que vous venez de proposer, à savoir le rapport entre le nombre d’adhérents et l’importance de la confession.
[Euh, mais refuseriez-vous le recours à l’instrumentalisation ?]
Le judaïsme n’est représenté dans le monde que par douze (12) millions de personnes, nous les avons tous tués comme les autochtones et donc nous avons un devoir, non seulement de fidélité et de mémoire envers les autochtones, comme envers les juifs, mais nous avons aussi un devoir de respect infini de leurs croyances même s’il n’en restait qu’un seul.

Me Côté – Oui, enfin, ma question portait davantage sur la récupération…

M. Leroux – Non, j’ai compris, mais

Me Coté – ... mais comme j’ai peu de temps…

[... débat sur le kirpan...]
Refus catégorique d'exemption afin d'enfin assurer le vivre ensemble

17 h 47

Me Côté, lisant un extrait texte de M. Leroux – « Certains groupes voudront peut-être en [du cours ECR] retirer leurs enfants ce qui toucherait à son universalité, mais ce serait une erreur et le législateur, soucieux de la culture publique commune, ne devrait pas sur ce chapitre s’engager sur le chemin de l’accommodement. Personne ne devrait pouvoir s’y soustraire, car l’introduction du pluralisme et en général la sensibilisation aux vertus de la démocratie qui est un des objectifs principaux de ce programme n’auraient plus de sens si on introduit un régime d’exception. » (dans Tricoté serré au métissé serré ?, Presses de l’université Laval, 2008, pp. 282-283)

Ma question : Est-ce que vous maintenez toujours que personne ne devrait pouvoir se soustraire au programme ECR ?

M. Leroux – Oui, c’est ma position. C’est la dernière ligne qui est importante, c’est-à-dire…

Me Côté – Je voulais simplement savoir ça

M. Leroux – Okay.

M. Boucher – M. le juge, le témoin…

Le juge Dubois – On va le laisser compléter sa phrase.
Oui, ma position est jacobine
M. Leroux – Mais j’apprécie la remarque que vous avez mise. Est-ce vous qui avez mis « jacobin » [en regard du passage cité par Me Côté] ?

Me Côté – Non, mais normalement, dans un contre-interrogatoire le témoin ne pose pas de questions.

M. Leroux – Mais c’est parce que c’est une position jacobine.

Me Côté – Vous le reconnaissez ?

M. Leroux – Oui, je le reconnais, mais on en discutera un autre jour…

Me Côté – Non, non, non.

Le juge Dubois – Je suis intéressé à connaître votre réponse, vous avez commencé à pouvoir répondre, mais maître vous introduit sur ce plancher.

M. Leroux – Ma raison principale est une raison sociale et politique. Le programme étant déconfessionnalisé, nous sommes dans une structure d’enseignement public et même nos écoles privées y sont soumises, or nous sortons d’un régime d’exception, c’est-à-dire où il y a eu toute sorte d’options et d’exceptions et nous visons le vivre ensemble.
[C'est assez peu convaincant : une heure d'option morale ou religieuse par semaine empêcherait le vivre ensemble des élèves ? Mais la fuite des élèves vers des écoles privées confessionnelles pour bénéficier de cette formation confessionnelle qu'ils ne trouvent plus à l'école publique serait d'aucun effet sur « le vivre ensemble » conçu comme une même taille pour tous tout le temps ? Ce n'est pas très crédible.]
Donc, je pense que le législateur ne devrait pas s’engager sur le chemin de l’accommodement parce que, si nous créons ce régime d’exception nous allons re-reproduire les conditions qui pendant trente années ont empêchés nos enseignements normatifs d’être efficaces.
[Les enseignements normatifs (les cours de morale ou de religion) n'auraient pas été efficaces par le passé parce que tous les élèves n’étaient pas soumis au même cours. Et quand il n'y avait que le cours de religion chrétienne ? Ce n'était pas le même cours, avec nettement plus de transmission normative que dans le cours ECR !? Il est difficile de suivre M. Leroux ici.]

Monsieur Leroux maintiendra le caractère jacobin de sa position, il ajoutera d'ailleurs un peu plus tard « Donc c’est plus jacobin que vous ne pensez ! »

L'érosion de l'autorité parentale
17 h 58

Me Côté, citant un extrait d’une conférence de M. Leroux – « La notion même de parent ou de fonction parentale n'est plus soutenue par nos lois, qui l'ont réduite à la qualité du pourvoi ou de la subsistance. […]Nous tournons donc en rond, à la recherche d'une autre autorité ».

Extraits de la conférence « Autorité et la confiance – Enjeux pour l'école privée aujourd'hui du 6 mai 2005 »

Vous faites donc le constat d’une érosion de l’autorité parentale, est-ce exact ?

M. Leroux – Oui, je ne suis pas le seul à le faire. Est-ce que je peux répondre ?

Le juge Dubois – Oui, certainement.

M. Leroux – Je suis très heureux que vous citiez ce texte dont je suis très fier et qui fait partie d’un livre que je vais faire paraître bientôt. Ce texte émarge à une réflexion sur notre capacité de renouveler le modèle de l’autorité aujourd’hui. Par exemple, dans nos écoles, les « maîtres », les enseignants n’ont pas toujours la capacité « d’imposer » des modèles. On peut parler de culture, on peut parler de toutes sortes de choses. Quand j’ai écrit ce texte, je me suis posé la question de savoir où étaient exactement les raisons historiques de l’érosion dans la transmission des normes. Et comme je vois que vous avez beaucoup étudié mes écrits, je veux que vous sachiez que ce texte est absolument indissociable d’un autre que j’ai écrit sur les transmissions canoniques. C’est-à-dire sur le fait, et cela aussi je l’ai vu avec mes enfants, même un collège comme les jésuites où j’ai étudié n’a plus aucun souci de la transmission canonique. Je ne sais pas si je suis clair quand j’utilise le mot « canon », canon de la culture occidentale veut dire répertoire des sources fondamentales de nos cultures.
[« Maîtres», monsieur Leroux n'a pas vraiment pas suivi les dernières réformes du système éducatif québécois où le maître est devenu un animateur d'auto-apprenants. On se demande aussi comment M. Leroux peut être en faveur du régime pédagogique québécois et son imposition, alors que celui-ci assure précisément très mal la transmission des canons de la culture occidentale !]

La transmission du canon occidental
[Approbation de Me Côté quant à la transmission déficiente]

M. Leroux – …alors j’ai discuté avec mes amis jésuites autant que j’ai pu, mais moi j’en avais assez d’avoir des textes de Rolling Stones, traduits du magazine américain Rolling Stones, dans les classes de français. Je voulais Pascal, je voulais.., bon d’accord je ne suis pas un homme de mon temps, on a compris. Mais, il reste que ça m’a amené sur un chemin qui est très difficile parce que le chemin c’est… où est l’autorité et quel est le pouvoir – et c’est votre question – de l’autorité parentale. D’abord, on doit le constater, c’est une analyse qui demanderait beaucoup de détails, que l’autorité parentale sur les matières canoniques s’est beaucoup érodée et donc beaucoup de parents ne manifestent pas un grand intérêt pour ces questions-là. La deuxième chose c’est que nous sommes dans une situation – et là je pense que comme philosophe et comme intellectuel, M. le juge, on a un devoir, c’est-à-dire que nous devons nous tenter de penser la régénération de l’autorité dans notre société.

Quelle est-elle ? Quelle va-t-elle être ? Alors ce texte porte là-dessus.

Me Côté – Si vous aviez une nouvelle section, dans votre expertise, qui traiterait de l’autorité parentale est-ce que les idées qui sont exprimées dans ce texte pourraient s’y insérer avec bonheur ?

M. Leroux – Bin. Oui et non.

Me Côté – On peut peut-être aller à la deuxième page avant de vous prononcer là-dessus.

Le juge Dubois – Vous avez dit « oui et non », pourquoi ?

M. Leroux – Oui, parce que j’ai un intérêt fondamental pour la transmission canonique, bon. Non, parce que dans le programme éthique et culture religieuse, bien entendu la transmission canonique est en cause, mais beaucoup plus. Alors, je ne sais pas si l’autorité parentale dans le cas qui nous intéresse ici, éthique et culture religieuse, concerne beaucoup que la transmission canonique. On se comprend.

Me Côté – Si on va à la deuxième page, vous y évoquez le rôle des parents et vous dites ceci : « Le rôle des parents doit être entièrement repensé […] l'école peut redonner aux parents une part de leur autorité perdue. » Et donc toujours le constat de l’érosion de l’autorité parentale et ce constat vous amène aux observations suivantes à la fin de la page : « 'est la déstructuration de l'autorité parentale qui a contribué le plus à déstructurer l'autorité éducative : il y a une part de vérité dans cela ». Et vous ajoutez : « Je cite souvent cette phrase de Platon, au moment où il définit la démocratie : c'est le régime où les fils peuvent insulter les pères. Et bien sûr aussi les élèves leurs maîtres ». Il reste que est-ce que vous feriez le même constat ?

M. Leroux – Ah, certainement. Mais le rapport entre cette analyse – on se comprend – de l’autorité parentale – comment dire ? – au programme [ECR] est substantiellement différent du rapport de cette analyse à la question de la transmission canonique, comme j’ai essayé de l’expliquer. Par exemple, ici, je ne me prononce aucunement sur la question des valeurs morales, je me prononce principalement sur des questions de transmission, parce que je m’intéresse à la constitution des corpus, aux exemples littéraires et ainsi de suite. Si vous demandiez, diriez-vous la même chose pour la question des valeurs morales, peut-être que je nuancerais, sans doute je dirais sensiblement la même chose. Mais je ne pourrais pas dire, par exemple, la même analyse parce que, voyez-vous, ce qu’on peut attendre d’une école sur le plan canonique est beaucoup plus détaillé et précis que ce qu’on peut en attendre sur le plan normatif.

Là je suis tenté de dire quelque chose de plus, M. le juge, vous m’arrêterez si vous trouvez que je suis trop long. Certaine société ont fait ce choix : c’est-à-dire que la France en particulier a fait ce choix qui est le suivant – et c’est un choix très ancien qui remonte au moins au premier collège des jésuites au XVIIe à La Flèche [en 1604], par exemple, où a étudié Descartes – c’est l’idée suivante. C’est que si nous voulons transmettre des valeurs aux jeunes nous allons les transmettre dans un rapport mimétique au répertoire canonique. Dit autrement, si vous voulez que vos jeunes deviennent vertueux en français vous allez leur faire lire pascal, vous allez leur faire lire Montaigne et ainsi de suite. Ça, c’est l’éducation que j’ai connue et moi j’ai l’habitude de dire à mes enfants qu’il y a plus distance entre l’éducation qu’ils ont eue qu’entre moi et un prince de la Renaissance, parce que j’ai eu cette éducation exactement comme Descartes, quand je lis Descartes c’est exactement la même que j’ai eue.

Alors quel est le point ici que je veux faire ? C’est que certaines sociétés comme la France ont de longues dates de ne pas investir directement [dans les écoles publiques] l’éducation « morale » de leurs jeunes, parce qu’ils font suffisamment confiance à la culture canonique sur le plan mimétique. Leurs valeurs, en d’autres mots, sont toutes dans leur littérature et dans leur histoire. Donc c’est quoi de faire un cours d’éthique et de culture religieuse pour eux autres, ils enseignent ça les guerres de religion, ils enseignent tout. Ils lisent Montaigne, ils lisent Pascal. Je m’excuse de toujours revenir à ces deux-là, mais il y en a bien d’autres. On se comprend.

Nous nous n’avons pas fait ce choix-là. Alors…

Me Côté – Nous, c’est qui ?

M. Leroux – Le Québec.

Me Côté – Le Québec, c’est qui ?

M. Leroux – La société civile.

Me Côté – Est-ce que mes clients en font partie ?

M. Leroux – Mais bien sûr

[18 h 07—18 h 08, Discussion sur la manière dont la loi imposant ce « choix du Québec » a été votée, le juge exclut la question]
Qui recueille l'autorité parentale perdue, risque de fascisme
18 h 09

Me Côté – Pour clore sur le texte sur la notion d’autorité parentale, cette érosion que vous constatez de l’autorité parentale, cette autorité qui est perdue des parents, elle va où sur le plan social ? Vous reconnaissez que les enfants, ça prend une autorité, qui se trouve à recueillir ou à être investi de cette autorité qui est perdue par les parents ?

M. Leroux – C’est sérieux votre question là. Euh. Les meilleurs philosophes qui se sont intéressés à ces questions, je pense à mon collègue Alain Renaud de Sorbonne et quelques autres, parmi eux, il y en plusieurs qui font un constat que l’on peut appeler civilisationnel. C’est-à-dire qu’ils jugent que notre société, c’est-à-dire la société occidentale, est entrée dans un processus d’érosion qui est irréversible. Alain Renaud a appelé son livre symptomatiquement « La Fin de l’autorité ». Moi, je ne partage pas ce constat là. J’essaie de proposer un processus de relève par lequel les personnes, principalement les parents, qui ont souci de l’éducation de leurs enfants doivent trouver – et au Québec on est très avancé là-dessus – dans l’école et en particulier dans les conseils d’établissement des lieux où ils peuvent faire valoir leurs préoccupations éducatives puisque nous avons une démocratie scolaire qui nous le permet. Et donc, créer une nouvelle autorité.
[Sans rire ! Le cours ECR est imposé à tous… Les commissions scolaires, un palier de décision indépendant en théorie, sont désormais inféodées au Ministère de l’Éducation comme on l’a vu dans l’envoi par une demi-douzaine de CS des mêmes lettres de refus à quelques mots près après que la ministre ait déclaré quel était son bon vouloir en la question : « pas d'exemptions ». Notons aussi qu’au Québec, où règnerait une démocratie scolaire, même les écoles privées sont soumises aux décisions du Monopole de l’Éducation… On peut faire les mêmes critiques au sujet du programme d’histoire tout autant critiqué que le cours ECR et qui est imposé dans toutes les écoles, même privées, malgré « la démocratie scolaire » très avancée du Québec selon M. Leroux.]
J’ai beaucoup d’idées sur cela qui n’intéressent pas nécessairement les gens qui sont ici. Mais je pense, en d’autres mots, qu’il est possible que nous assistions dans une société qui est démocratique et forte à une régénérescence, mais ce n’est pas un constat qui est partagé par tous. En particulier chez les philosophes.

Me Coté – Est-ce que … euh…

M. Leroux – L’autre groupe de philosophes, comme vous le savez, prévoit le fascisme.

Me Côté – Bon. Écoutez…

M. Leroux – C’est que c’est assez dur, là.

Me Côté – C’est que la question que je vous pose c’est : est-ce que cette autorité, cette érosion d’autorité parentale que vous constatez, que vous décrivez dans cet article, est-ce que celui qui va se trouver à recueillir l’autorité perdue par les parents, est-ce que celui qui est appelé à voir son autorité croître ce n’est pas l’État dans un raisonnement comme celui-là ?

M. Leroux – Ce qui est délesté par les familles ne peut pas ne pas être recueilli par l’État, car l’État a mandat et mission d’instruire et de socialiser tous les jeunes et donc nous allons vers des défis éducatifs qui sont chaque jour plus grands.
[Hmm. Mais est-ce que, dans le cas présent, les parents Lavallée se délestent de leur autorité parentale ou n’est-ce pas plutôt l’État qui s’interpose ?]
Ça j’ai fait cela dans un texte que je vous soumettrai si vous le souhaitez quand j’ai fait le bilan des quarante ans du rapport Parent. Un très très long texte, interminable, parce que c’est difficile de comprendre quarante ans après le rapport Parent nous avons répondu à la mission de la démocratisation. Avons-nous répondu à la mission de la démocratisation ? Et serons-nous capables d’opérer cette relève. Si c’est ça votre question, actuellement c’est sûr que c’est un défi au Québec qui est très très considérable.

[L’État confronté à l’anomie des jeunes, il doit faire quelque chose, mais selon M. Leroux l’État ne dirait pas aux parents ne vous occupez plus de vos enfants.]
Le pluralisme normatif imposé aux écoles, une conviction philosophique
18 h 13

Me Côté – Je veux vous faire revenir à l’expression « pluralisme normatif ».

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Il y a deux composantes à l’expression : pluralisme, je ne veux pas vous faire revenir sur votre interrogatoire, c’est donc cette conception qui est mise de l’avant dans le programme ECR ? La notion de pluralisme normatif.

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Parfait. C’est une conviction philosophique ?

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Et je présume que c’est votre conviction philosophique ?

M. Leroux – Oui. C’est la conviction philosophique majoritaire de la philosophie contemporaine.

Me Côté – D’accord. Y aurait-il lieu… Enfin, je comprends le pluralisme c’est le constat qu’il y a une diversité.

M. Leroux – Oui, exact.

Me Côté – Je le qualifierais si vous me permettez l’expression de « pluralisme de facto ».

M. Leroux – Oui, ça me va.

Me Côté – Là, j’aimerais, toujours dans le latin, proposer une autre expression : « pluralisme de iure ».

M. Leroux – Oui.

Me Côté – Donc pluralisme qui découle de la loi. Est-ce qu’avec le programme ECR, obligatoire pour tous, auquel aucun ne peut se soustraire, est-ce qu’on ne passe pas du pluralisme de facto, qui est un fait, à un pluralisme imposé par la loi, un pluralisme de iure ?

M. Leroux – Non. Je vous laisse cette doctrine-là, si vous voulez l’élaborer. Elle pourrait avoir de l’avenir c’est-à-dire à l’intérieur, par exemple, de la théorie juridique elle-même ou de la philosophie du droit, elle a même actuellement – je vous le signale – un statut à l’intérieur de la philosophie du droit puisque nous avons dans le droit lui-même le conflit des droits positifs qui est arbitré par le droit universel, c’est les travaux de la grande juriste française Mireille Delmas-Marty. Bon, elle a donc elle-même dit que le pluralisme juridique était un problème, que les avocats, les juristes devaient résoudre.
[Il n’est pas clair ici si M. Leroux comprend par « pluralisme de iure » le concept invoqué par Me Côté et des documents comme Dominus Jesus.]
Mais le concept que je mets de l’avant n’est pas un pluralisme de iure. Je dis que le pluralisme est normatif c’est-à-dire il devient pour nous une norme au sens moral du terme, nous ne devons pas considérer le pluralisme, comme un obstacle, j’ai dit une tare sociale – vous comprenez ? – une difficulté, quelque chose en d’autres mots que nous devrions dépasser et vaincre. Nous devrons, au contraire, considérer, et c’est dans le « nous devons » que nous considérons le mot normatif, nous devons considérer le pluralisme comme une richesse des sociétés démocratiques. Car les conceptions de la vie bonne et juste, quand elles ne sont pas résolues et arbitrées rationnellement, contribuent au débat de nos sociétés. J’irais même jusqu’à dire que, sur certains débats très cruciaux, comme par exemple les débats sur, disons, des enjeux moraux très substantiels, et bien il est préférable dans l’état actuel de notre société que la diversité des opinions soit non seulement représentée, mais stimulée et nourrie. Il faut faire en sorte, en d’autres mots, que les arguments les plus contradictoires puissent être mis en présence de sorte que les consensus que nous obtiendrons soient universalisés.
[Tout cela est bien joli, mais en quoi venir témoigner, comme M. Leroux, pour l'imposition d'un cours gouvernemental particulier, pour l'imposition de sa conviction philosophique particulière à tous les enfants du Québec stimule et nourrit la diversité d'opinions en matière d'enseignement moral et religieux ?]
Et là aussi, je me sépare de ce que dit mon ami Guy Durand

[Brouhaha chez les procureurs, le juge demande à ce que le témoin complète sa pensée.]
La vérité définie par le consensus social ou des « universaux » atteints par le dialogue et la raison ? Absence de place pour la révélation.
…c’est que Guy Durand me reproche, et je comprends très bien ce qu’il veut me dire, il me dit « la vérité selon Leroux va résulter du consensus obtenu socialement », pas la vérité, jamais, jamais, jamais. Les consensus obtenus socialement sont ce que le philosophe John Rawls appelle les consensus par recoupement, on veut à un moment proposer une législation à un moment donné, on ne peut pas obtenir une valeur reconnue universellement tout le temps.
[Il n'est pas du tout évident que l'élève l'auto-apprenant du secondaire engagé dans une délibération afin de trouver une « solution commune » correcte à des problèmes éthiques/moraux qui lui seront soumis en classe fera la différence entre « réponse correcte » par consensus et « réponse correcte » vraie parce qu'elle correspond à un universel éthique atteint par la raison et le dialogue en dehors de toute révélation auquel croit M. Leroux, mais pas nécessairement l'adolescent, ni d'ailleurs l'auteur de ces lignes.]
Dans le cas de l’avortement, c’est assez clair, et il y en a beaucoup. Il y a des pays où la peine de mort est même en discussion. Mais, une des choses qui m’occupent dans le moment c’est le suicide assisté, c’est très très intéressant, les opinions là-dessus sont d’une telle diversité. Voyez-vous ce que je veux dire par là ? La normativité de la différence devient pour nous une utopie à poursuivre. La vérité va peut-être nous apparaître un moment donné et pour certains elle existe déjà dans la mesure où ils ont des convictions de foi qui imposent par exemple une certaine conception des choses.
Fin du contre-interrogatoire

Suite : Georges Leroux – le pluraliste messianique (2 sur 2).

2 commentaires:

Perpétue a dit…

"La normativité de la différence devient pour nous une utopie à poursuivre. La vérité va peut-être nous apparaître un moment donné"

Incroyable! Ce grand sexagénaire chenu et débonnaire avoue candidement qu'il poursuit une utopie et que la vérité va éventuellement apparaître, telle un deus ex machina.

"Il faut faire en sorte, en d’autres mots, que les arguments les plus contradictoires puissent être mis en présence de sorte que les consensus que nous obtiendrons soient universalisés."
Là encore cela relève de la pensée magique! Comment des gens ayant des positions contradictoires, voire irréconciliables, pourraient-ils en arriver à un consensus? Ceci, malheureusement, fait terriblement penser au discours d'Obama à l'Université Notre-Dame en fin de semaine dernière. (Voir le blog americatho)

Il y a dans ces paroles candides un affreux manque de réalisme et de bon sens. Mais les politiciens, eux, pourquoi adoptent-ils cette philosophie utopiste?

Athanor a dit…

Hello et merci bien à l'auteur du blogue, j'y trouve une mine d'informations sur un sujet qui m'intéresse beaucoup.

Je voudrais commenter le commentaire précédent le mien svp.

Je crois que la "vérité" à apparaître concerne la "normativité de la différence" et non l'apparition de LA Vérité elle-même. Je veux dire que je pense que Leroux signifie qu'il souhaiterait que la valeur morale de la différence et de l'altérité nous semble évidente un moment donné. C'est une utopie, la plupart des gens ne pourraient pas tolérer les contradictions que cela susciterait. C'est une qualité du genre humain je pense: il est borné et il tolère mal le changement.

Quand il réfère à des "consensus universalisés" je pense qu'il faut comprendre l'expression un peu comme si des médiateurs cherchaient à régler un conflit de travail: les patrons offrent des conditions, le syndicat pose des conditions. Après un paquet de débats, de grèves, de moyens de pression, etc. Les parties signent une entente et la paix revient.

Il y a consensus, mais le patron rste patron et le syndicat reste syndicat. Ce n'est pas de la pensée magique dans ce sens là, c'est plutôt un appel à l'entente raisonnable.

Ce n'est pas si candide je trouve. En fait, il fait appel à une façon de fonctionner qui est plutôt commune, mais il le fait à la sauce intellectuelle: souci du mot juste pour éviter les équivoques, concepts complexes pour raccourcir le débat, etc. Je l'ai déjà vu dans un colloque. Sa conférence était bien, mais il présuppose un peu trop que tout le monde est scolarisé.